Face à l’obsolescence programmée, la décroissance émerge comme un horizon de sens
écrit par: Institut Momentum
Entretien avec Serge Latouche
avril 2013
Serge Latouche est professeur émérite d’économie à l’Université Paris-Sud XI (Orsay). Il est l’un des contributeurs historiques de la Revue du MAUSS et l’un des fondateurs de la “Revue d’étude théorique et politique de la décroissance” Entropia. Il dirige depuis 2013 la collection “Les précurseurs de la décroissance” aux éditions Le Passager clandestin. Figure de proue de la décroissance conviviale et de l’après-développement, il dénonce l’économisme et l’utilitarisme des sciences sociales. Il se bat contre la notion de développement durable qu’il définit comme une imposture et une ineptie. Il est notamment l’auteur du Pari de la décroissance (Fayard) et de Pour une société d’abondance frugale (Mille et une nuits). Il vient de publier Bon pour la casse, Les déraisons de l’obsolescence programmée aux éditions Les liens qui libèrent. C’est le premier livre en France qui relate l’histoire de ce phénomène singulier de l’économie capitaliste.
Qu’est– ce que l’obsolescence ?
C’est un terme qui n’est pas tellement familier au commun des mortels, qui d’ailleurs est très récent en français puisque, d’après les dictionnaires, il serait apparu en France dans les années 50. En Angleterre le terme apparaît en 1826 dans le contexte de la révolution industrielle. Il ne renvoie pas encore à l’obsolescence programmée mais plutôt à ce que nous appellerions aujourd’hui l’obsolescence technique. On connaissait l’usure physique, l’usure naturelle, les objets finissent par s’user, rien n’est éternel. Mais avec l’obsolescence technique apparaît l’idée qu’avant que les objets soient usés, nous les mettons au rancart parce que nous avons inventé des choses plus performantes dans l’intervalle. Ce n’est pas nouveau, en ce sens que l’on peut dire que l’âge de bronze rend obsolète l’âge de pierre. Mais on comprend bien qu’avec la révolution industrielle, cela s’accélère parce que l’évolution des techniques, notamment liée à la concurrence, est toujours plus rapide et parce que les industriels sont obligés de changer leurs machines, leurs équipements avant même qu’ils soient usés et qu’ils ne tombent en panne. Ce qui a des conséquences très importantes sur le travail, puisqu’il faut amortir très rapidement les machines, par conséquent les faire travailler le plus possible puisque l’on va les changer avant même qu’elles soient usées. On introduit donc le travail en continu et les travails postés, tous deux très mauvais pour la santé. C’est le seul sens qui est attesté dans les dictionnaires jusqu’à l’apparition de ce livre pratiquement. Mais ça va changer !
Première apparition en langue française vous voulez dire, car une autre définition de l’obsolescence était déjà présente aux États-Unis par exemple…
Oui vous avez raison mais on y reviendra ! Il y a un deuxième sens que l’on trouve au dictionnaire de Romeuf, qui y fait allusion en 1856, qui est l’obsolescence psychologique ou encore obsolescence symbolique. Dans ce sens là, ce qui rend un objet obsolète, c’est-à-dire hors d’usage, ce n’est pas la technique, c’est la mode. Là aussi c’est un phénomène très ancien attesté déjà chez les Romains, il y a des modes vestimentaires, alimentaires, ornementales etc. Pendant la période classique, il existe aussi le style Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, Directoire, Empire etc. Mais cela s’accélère encore avec la révolution industrielle, avec la société moderne parce que cela fait vendre. Dans le vêtement, la mode change tous les ans, une année les jupes longues, l’autre année les jupes courtes etc.
Et puis apparaît un peu par hasard, en 1932, dans un essai d’un auteur millionnaire philanthrope, Bernard London, ce terme de « planned obsolescence ». Son essai s’intitule Sortir de la crise à travers l’obsolescence programmée qu’il faudrait plutôt traduire par « Sortir de la crise grâce à planification de l’obsolescence ». Bernard London n’avait pas du tout conscience d’inventer une troisième forme d’obsolescence, simplement il pensait que ce phénomène de mise au rancart prématurée des objets et des outils devait être planifié. La mode était à la planification, on est en pleine crise, le seule pays qui échappe à la crise c’est l’Union Soviétique qui est en plein dans les plans quinquennaux et fait beaucoup de propagande là-dessus. La planification s’introduit un peu partout, le New Deal est lui-même une forme de planification. Mais la pratique que désigne ce terme aujourd’hui, et surtout en France, c’est l’idée que l’on introduit dans un équipement, ménager par exemple, une pièce défectueuse qui va obliger à renouveler l’équipement. Cette pratique est très ancienne là encore. Elle existait sans doute depuis l’Antiquité puisque l’on y trouve des cas de falsifications de produits comme par exemple la fameuse couronne en or de Hiéron de Syracuse qui a permis à Archimède de découvrir la loi qui porte son nom.
L’obsolescence programmée s’accélère avec la révolution industrielle, ce qui pousse les premiers socialistes à dénoncer très fortement ce qu’ils appellent l’adultération des produits. Nous avons un magnifique exemple en ce moment de cette adultération des produits avec la viande de cheval vendue sous le nom de viande de bœuf. William Morris et Paul Lafargue expliquent comment les industriels mettent beaucoup d’amidon dans les fibres textiles pour que les consommateurs soient obligés de changer de chemise beaucoup plus souvent. Cette pratique devient plus technique dans les années 1920. L’exemple le plus typique, le seul vraiment documenté et prouvé, ce sont les fameuses ampoules. Exemple qui est d’ailleurs à l’origine de mon livre, puisque le film de Cosima Dannoritzer qui m’a poussé à écrire sur le sujet s’appelle en anglais The Lightulb Conspiracy (La conspiration de l’ampoule). À Noël 1924 donc, les principaux fabricants d’ampoule, General Electric et les autres, se réunissent à Genève et décident que la durée des ampoules ne doit pas dépasser 1000 heures. C’est le cartel Pheobus des 1000 heures. Cet épisode est très codifié et très documenté. Il n’existe pratiquement aucun cas aussi flagrant d’obsolescence, parce que c’est impossible à prouver, parce que les produits sont plus complexes, etc. Il y a aussi les bas nylon DuPont de Nemours après la guerre, les premiers bas pratiquement inusables, indestructibles. En l’occurrence, on a donné ordre aux ingénieurs de rendre les fibres moins résistantes, mais il n’y a pas eu de procès pour les bas nylon comme pour le cartel Pheobus. Personne n’a protesté pour les bas, parce que la mode se mêle à la technique et que les trois formes d’obsolescence se trouvent combinées. On peut dire que le système comme tel a été lancé à peu près à la même époque que la Lightbulb Conspiracy.
1923, c’est aussi la guerre entre Ford et General Motors. Henry Ford avec sa mentalité d’ingénieur, tenant à des biens solides fabrique une Ford T inusable, indestructible — quand elle tombe en panne on y donne un coup de pied et elle repart – et pas très élégante. Comme il le disait lui-même, on peut la commander de toutes les couleurs pourvu qu’elle soit noire ! Et puis apparaît un premier génie du marketing, Alfred Sloan chez General Motors, qui comprend que, sur le plan technique, il ne va pas battre Ford, mais il va le coincer en changeant de modèle tous les ans. Les nouveaux modèles ne sont pas plus performants, mais ils sont plus séduisants avec des enjoliveurs, de nouvelles couleurs, etc. Cela plaît aux dames ! Ford résiste un temps, mais il est obligé de capituler. Fondamentalement, il s’agit d’obsolescence psychologique, mais elle est programmée puisque l’on planifie tous les ans un nouveau modèle. Après la deuxième guerre mondiale, cela devient systématique, notamment avec le jetable, et on arrive à cette situation dans les années 1960, quand Vance Packard écrit son livre L’ère du gaspillage (The Waste Makers), dans lequel il interroge une responsable d’association de consommateurs en lui demandant quels étaient les produits qui n’étaient pas jetables et qu’elle a répondu « je n’en vois qu’un : le piano ! ». Le meilleur exemple de la combinaison des trois formes d’obsolescence c’est celui, plus récent, de l’iphone 5. C’est un phénomène de mode puisque des gens passent la nuit à faire la queue pour être sûrs de se procurer le nouveau modèle le jour de sa sortie. Mais il s’agit aussi d’un phénomène d’obsolescence technique – parce qu’il est plus performant par certains côtés – et d’obsolescence programmée – parce que il est fait de telle façon qu’il est incompatible avec d’autres accessoires et applications.
On comprend que l’obsolescence programmée se développe comme concept industriel opérationnel dans l’entre deux guerres aux États-Unis — même si il est difficile de retracer les prémices du concept. Pour quelles raisons cette obsolescence programmée devient-elle la règle ? Est-elle inhérente au productivisme ?
C’est une tendance dès le moment du système thermo-industriel, la production de masse a besoin d’une consommation de masse. Comme la capacité de consommation est tout de même limitée, pour que les masses consomment, il faut qu’il y ait un turnover beaucoup plus rapide des produits. Pour certains produits, cela commence très tôt puisqu’en 1875 déjà, apparaît aux États-Unis un système de cols et de manchettes jetables – 150 millions de cols jetables en papier – que l’on voit bien dans les films de Chaplin. Donc le jetable ce n’est pas nouveau, c’est dans la logique du système. Cela se généralise progressivement parce qu’il y avait toujours quand même cette idéologie que les biens durables étaient fait pour durer ! Mais en fait non ! Cela s’accélère, le premier rasoir jetable « King Gillette » date de 1895 mais il y a encore plus jetable maintenant avec les rasoirs en plastique. A partir de là, tout devient jetable.
L’obsolescence programmée est un moyen aux États-Unis de stimuler la production industrielle de masse, est-ce qu’elle participe aussi d’un programme plus global pour proposer une alternative au bolchévisme à l’époque ?
C’est ce que dit Jean-Claude Michéa. Cela concerne plus généralement le keyneso-fordisme qui apparait aux États-Unis avec le New Deal. Dans le keyneso-fordisme et dans l’idée de programmation et de planification de l’obsolescence, oui c’est une alternative au bolchévisme puisque pour Bernard London, c’est grâce à cela qu’on se sort de la crise économique qui avait débuté en 1929. C’est une argumentation sociale, sinon socialiste. C’est une généralisation de la prime à la casse avant la lettre dans un but social. S’il n’y a pas de prime à la casse, Renault et Citroën débauchent. La prime à la casse, on l’a instaurée en France aussi pour les chaudières électriques, et, comme le propose Bernard London, on pourrait l’imaginer pour tout : obligation de changer de grille pain tous les ans, d’ordinateur tous les deux ans etc.
Oui parce que ce que propose London c’est une obsolescence programmée obligatoire et gérée par l’état…
Absolument. Je suis en train de préparer avec un petit éditeur une édition/traduction du petit opuscule de Bernard London où je fais la préface et le commentaire. C’est très intéressant…
Cela part de bons sentiments c’est cela qui est le plus surprenant…
Absolument…
Dans l’imaginaire collectif, les changements de trajectoires technologiques sont des évolutions naturelles contre lesquelles seuls les rétrogrades s’insurgent. Pourtant, même si on l’oublie vite, les changements de technologie s’accompagnent souvent de luttes engagées. Les luddites, par exemple, ont vivement milité au début du 19ème siècle contre l’essor des métiers à tisser qui rendaient obsolètes les artisans britanniques. L’obsolescence programmée représente un bouleversement dans notre manière d’envisager le « progrès » technique, puisque l’on passe d’une vision de la technique comme moyen de satisfaire les besoins humains et d’améliorer le sort de nos congénères, à la technique comme moyen de créer et d’entretenir des besoins factices. Comment les ingénieurs ont vécu ce changement de paradigme et ont accepté de réviser leur éthique? Comment les consommateurs américains perçoivent et acceptent ce phénomène ? Il y a-t-il eu des résistances à l’obsolescence programmée à l’époque de l’entre deux guerres ?
Ivan Illich, dans Tools for Conviviality, (La convivialité), donne des exemples d’outils conviviaux : la bicyclette, Singer qui invente la machine à coudre par amour pour sa femme etc. Ces outils conviviaux n’induisent pas des luddismes, ils sont véritablement conçus pour améliorer le travail quotidien, le rendre moins pénible etc. Ils ont toujours existé, on a inventé au Moyen-Âge le harnais, le collier d’épaule etc. C’était assez lent, mais enfin, on inventait progressivement des techniques contre lesquelles personne ne se révoltait. Un peu quand même puisque quand Gutenberg invente l’imprimerie, les fabricants d’enluminures s’y opposent…
Quand le capital s’empare de la production comme disait Marx, à ce moment il achète le travail mais tente aussi d’acheter et de contrôler l’ingéniosité humaine. À ce moment-là, les ingénieurs deviennent des salariés, ils sont payés pour obéir à la logique du taylorisme. On ne leur demande pas de penser, il y a d’autres gens qui, eux, sont payés pour penser ! Et c’est ce qui se passe quand dans les années 1940 lorsque l’on demande aux ingénieurs de DuPont de Nemours de rendre les bas plus fragiles. Les ingénieurs rétorquent qu’ils ont été formés pour la performance technique et non pas pour saboter le travail. Pendant quelques années aux États-Unis, il y a effectivement un débat entre les ingénieurs sur l’éthique. Il y a un très beau film qui sort à ce moment là,L’homme au complet blanc, que l’on peut visionner sur internet et qui retrace l’histoire des bas nylon. Mais le grand public ne s’offusque pas, car le grand public, ce sont aussi les syndiqués, et dans le film on voit très bien que ce sont les syndiqués qui, en accord avec le patron, montent au créneau pour empêcher l’invention parce que cela leur enlève le pain de la bouche. Sur ce point, c’est très conflictuel. Les mouvements de protestation sont très faibles, venus principalement des associations de consommateurs aux États-Unis. Celles-ci ont obtenu des délais de garantie imposés aux entreprises pour que les objets aient une durée de garantie minimum. Aujourd’hui, il faut se battre pour faire passer les garanties sur les produits électroniques de 2 ans à 5 ans, voire à 10 ans. Mais on n’a jamais vu des gens descendre dans la rue pour protester contre l’obsolescence programmée ! Si, il y a eu cette petite révolte sur internet qu’on voit dans le film pour l’ipod d’Apple qui avait exagéré en mettant une batterie qu’on ne pouvait pas changer et qui était obsolète au bout de 18 mois, ce qui forçait les gens à acheter un nouvel appareil à la fin de cette période ! Comme aux États-Unis, il y a ce phénomène que nous n’avons pas en France de « class action », c’est-à-dire un recours collectif, il y a eu une menace de procès, Apple a fait machine arrière et ils ont cédé !
Ce qui m’a interpelé dans cette affaire, c’est de voir que les plaignants ne se battent que contre l’obsolescence programmée et en aucun cas contre l’obsolescence psychologique ou technique. Ils défendent en fait avant tout leur droit à consommer puisqu’ils se reconnaissent comme des consommateurs assidus, voire acharnés, d’Apple et ils expliquent que le fait même d’avoir reçu des compensations financières leur aura simplement permis d’acheter le nouvel ipod…
Oui, il faut être clair : l’obsolescence programmée n’a jamais été mal vue par les Américains.
Même à une certaine époque à laquelle l’Amérique était encore assez puritaine ?
Non, ça n’a jamais été mal vu, en tout cas pas de façon importante, puisque la mentalité reste tout de même « ce qui est bon pour General Motors est bon pour les États-Unis et ce qui est bon pour les États-Unis est bon pour le monde ». Donc, s’il y a des contestations, elles sont contre des abus ponctuels : un sabotage caractérisé qui crée un dommage identifiable par exemple. L’américain est d’accord pour changer d’ordinateur et mettre à la poubelle un ordinateur en parfait état de marche ou un téléphone en parfait état de marche, mais il n’est pas d’accord s’il est obligé de le faire après une période qu’il juge trop courte, parce qu’il estime avoir été volé. C’est évidemment une vision très individualiste. C’est intéressant parce que quand l’obsolescence programmée s’introduit en Europe, elle s’introduit avec une connotation négative liée à l’idée de sabotage. Pour les Américains, cela ne pose pas de problème fondamental. Brooks Stevens, le génie du design qui prétendait avoir inventé le terme d’obsolescence programmée, est considéré comme un héros aux États-Unis. Il passait son temps à dessiner de nouveaux modèles pour amener les gens à en changer tous les ans. Il disait lui-même : « j’amène les gens à changer de modèle non pas parce qu’il est obsolète techniquement ou usé, mais tout simplement pour changer, parce que c’est beau, parce que c’est nouveau ». Les Américains ont cette idée qu’il faut changer de maison tous les 10 ans car au bout de 10 ans la maison est obsolète. Effectivement, j’ai été très surpris au Canada, parce qu’au bout de 10 ans on ne répare pas les maisons qui sont construites assez bon marché, en structure légère, souvent avec beaucoup de bois. Au bout de 10 ans la maison extérieure est très bien, parfaite, mais elle ne vaut plus rien parce que tout est un peu déglingué. Les machines, par exemple, font trop de bruit et vibrent trop fort et empêchent les habitants de dormir. Alors, on loue à des étudiants beaucoup moins cher – c’est comme ça que j’ai habité dans une de ces maisons. Du coup, un quartier qui était bourgeois devient populaire mais extérieurement, ça ne se voit pas du tout. En me faisant visiter Montréal, on me disait « là c’est le quartier où les gens gagnent 50 000 dollars, ça c’est le quartier où les gens gagnent 20 000 dollars, là celui où ils gagnent 10 000 dollars etc. » Mais moi je ne voyais aucune différence entre ces quartiers, innocent comme j’étais, il me semblait que c’étaient les mêmes maisons. Mais je me suis rendu compte que les moins chères étaient très dégradées et quand elles l’étaient trop, on les rasait pour en construire de nouvelles. En Europe nous n’avons jamais été jusque là.
Vous dites dans votre livre que l’obsolescence programmée, c’est aussi l’expression d’un mal plus profond qui serait l’ « obsolescence de l’homme » dont parle Günther Anders, c’est-à-dire l’obsolescence de l’homme face à ses propres créations, sa honte prométhéenne face aux machines qu’il a créées…
L’obsolescence programmée contribue à créer une culture qui considère que tout est jetable, y compris l’homme. Il y a même un livre qui est sorti il y a quelques années et qui s’appelle Le manager jetable ! Nous voyons bien aujourd’hui que les hommes sont jetables, non seulement les ouvriers que l’on met à la casse – ce qui constitue un phénomène assez ancien – mais aussi les PDG qui sont maintenant éjectables. Il y a deux aspects au problème. Il y a l’aspect « culture du jetable » qui atteint l’homme lui-même dans cette logique où les humains sont des éléments de la mégamachine, jetables donc, au même titre que tous les autres composants. On s’accoutume et on ne se choque plus tellement de cet état de fait. Pour les SDF par exemple, on se dit que c’est malheureux, mais qu’on ne peut rien y faire, que c’est une fatalité. Puis, effectivement, il y a le deuxième volet, plus propre à Günther Anders ou à Jacques Ellul ou à Illich, où la technique humilie l’homme puisqu’elle le rend inutile. L’homme est encore une fois jetable du fait que les machines le remplacent pour de très nombreux métiers. Ce qui n’est pas forcément un mal si c’est pour éviter de faire des boulots aussi stupides que de percer des billets dans le métro par exemple ! Mais enfin, cela pose d’autres problèmes… Quand Deep Blue bat Kasparov l’homme devient inutile et par conséquent il peut disparaître. L’humanité va disparaître parce qu’on va greffer aux hommes des puces et toutes sortes de technologies et que l’on va arriver dans l’aire du transhumanisme, dans tous les délires post-humanistes etc.
L’obsolescence programmée n’est-elle pas paradoxalement aussi un moyen pervers pour l’homme de combattre sa honte prométhéenne en gardant un contrôle restrictif sur ses créations ? En limitant consciemment la qualité de ses productions, n’essaye-t-il pas d’oublier l’idée qui le hante, à savoir qu’ « il est le seul à avoir été créé obsolète » ?
Cela peut se défendre, je n’y ai pas vraiment réfléchi sous cet angle mais une explication n’exclut pas l’autre ! Tant que ce ne sont pas les machines qui produisent elles-mêmes les machines puisque dans certains phantasmes, comme les ordinateurs doublent leur capacité tous les 18 mois, l’ordinateur va devenir tellement plus puissant qu’il va lui-même décider de produire des ordinateurs plus puissants et ainsi de suite. À ce moment-là l’humain perd la main. Mais l’obsolescence programmée ne touche pas tout. Parce qu’en principe une centrale nucléaire n’est pas prévue pour exploser au bout de tant d’années ! On essaie au contraire de la faire durer indéfiniment dans une sécurité totale comme le prétendent les ingénieurs. On sait bien que ce n’est pas le cas, mais ce n’est pas voulu, de même qu’un Boeing n’est pas fait pour imploser en vol. Il demeure des choses sérieuses quand même. Les équipements militaires aussi ne sont pas non plus programmés pour se dégrader. Même si on a bien vu que l’on ne pouvait pas empêcher Bouygues d’utiliser du béton truqué pour la construction des centrales nucléaires !
Nous n’avons pas encore parlé des conséquences de l’obsolescence programmée, notamment sur l’environnement et les écosystèmes. Pourquoi la combattre ?
D’abord parce que c’est un énorme gaspillage, personne ne peut le nier. On peut très bien imaginer que, dans votre vie active, au lieu d’utiliser vingt machines à laver ou vingt ordinateurs vous n’en ayez qu’un, qui dure toute la vie. C’est ainsi que nos grands parents ou arrières grands parents consommaient. Ils achetaient une horloge comtoise et c’était définitif. Ils se la transmettaient même de génération en génération. En acheter dix moins chères revient à en mettre neuf à la poubelle : un gâchis alors que l’on pourrait consommer dix fois moins de ressources naturelles. Ce que ne savait pas Bernard London et que l’on sait maintenant, c’est que nous vivons dans un monde fini, que les ressources sont limitées, que l’énergie est limitée – car il y a aussi un gaspillage énorme d’énergie pour fabriquer tout ces objets. On épargnerait énormément de matières premières et d’énergie en fabriquant des biens durables et solides que nous n’aurions pas besoin de renouveler. Puisqu’on n’arrête pas le progrès, il faut construire des objets perfectibles. On pourrait imaginer des ordinateurs qui permettraient de changer seulement les 5% des pièces qui sont obsolètes en ajoutant un périphérique ou en rajoutant un petit module. C’est un problème d’éco-conception, d’eco-design. Il faut que les objets soient conçus pour être réparables, que l’on puisse changer la batterie de l’ipod, par exemple, sans le jeter entier à la poubelle. Il faut enfin que les objets soient conçus pour être recyclables : une fois qu’on ne peut plus les réparer et les améliorer, on re-décompose leurs éléments et on en récupère ce que l’on peut. Sur le plan écologique, l’obsolescence programmée donne lieu à un énorme gaspillage, ce qu’avait déjà très bien compris Vance Packard en 1960.
Vous avez parlé de l’éco-conception, des garanties, quelles sont les autres solutions pratiques qui existent pour dépasser l’obsolescence programmée ?
Une solution bien illusoire qui est dans le programme Terra Nova et des Amis de la Terre c’est de faire une loi. Or une loi serait un coup d’épée dans l’eau parce que l’on ne coincera pratiquement jamais un industriel en flagrant délit d’obsolescence programmée. J’ai rencontré un ingénieur qui travaillait dans l’industrie automobile qui m’a expliqué à quel point il était scandaleux de voir le nombre de pièces défectueuses qui étaient introduites dans les voitures. Mais la voiture en elle-même, elle roule ! Puisque les producteurs savent que les gens vont en changer, ils ne s’embêtent pas à acheter plus cher des équipements résistants à leurs sous-traitants. Ils vont choisir des sous-traitants en Chine qui leur fourniront des pièces qui dureront le minimum de garantie. On pourrait effectivement faire des machines dont tous les éléments seraient beaucoup plus fiables, mais cela coûterait plus cher. On ne peut pas coincer un producteur de voiture sur le fait que la courroie de transmission casse au bout de 50 000 km. Il dira simplement qu’il suffit de changer la courroie et pas l’intégralité de la voiture. Quant à systématiser l’éco-design, cela ne se fera pas spontanément. Mais même si cela ne se fait spontanément, nous ne sommes déjà plus dans un système totalement capitaliste, totalement libéral, nous sommes déjà en marche vers quelque chose d’autre, vers un changement de paradigme, plus uniquement dans une logique productiviste. Nous voyons bien en ce moment même que nous sommes en pleine schizophrénie puisque la ministre de l’écologie s’engage pour créer une prime à l’anti-casse tandis que le ministre de l’économie en charge des emplois veut allouer une prime à la casse. Pour sauver l’environnement, nous sommes convaincus qu’il n’y a que la proposition de la décroissance en fin de compte.
Les exemples de sortie de l’obsolescence programmée et de prise en compte des limites planétaires dont vous parlez dans votre livre (l’autarcie italienne, l’Amérique pendant la seconde guerre mondiale etc.) se situent pendant des périodes extrêmes marquées par les crises et la nécessité et plus encore par la guerre. De la même manière, les mouvements de transition britanniques qui préconisent la relocalisation de la production alimentaire et énergétique se revendiquent souvent de l’héritage de l’Angleterre en guerre. Faudra-t-il attendre de telles périodes de trouble pour passer à une société sobre et économe ? Pensez-vous que l’imaginaire de la guerre soit un bon imaginaire à solliciter en de telles circonstances ?
L’imaginaire de la guerre a aussi été sollicité par Lester Brown qui dans son plan B donne toujours l’exemple des États-Unis qui ont été capables de reconvertir, pratiquement du jour au lendemain, l’industrie automobile en industrie de guerre. Il dit qu’une reconversion du même type s’impose cette fois pour une reconversion écologique. Je suis absolument convaincu que nous ne changerons que sous la contrainte, quand elle sera suffisamment forte. Faut-il mobiliser cet imaginaire ? Nous sommes engagés dans une guerre pour la survie de l’humanité et cela peut être un argument de propagande et qu’il faut se mobiliser non pas pour sauver la planète qui s’en sortira toujours, mais plutôt pour sauver une civilisation humaine.
Est-ce que l’effondrement est inévitable pour que l’on change de modèle de société ?
Dans le petit opuscule que nous avons fait avec Yves Cochet, j’avais intitulé mon intervention « La chute de l’empire romain n’aura pas lieu, mais l’Europe de Charlemagne va s’effondrer ». On assiste à l’heure actuelle à l’effondrement de l’Europe de Charlemagne, mais je pense, à la différence d’Yves Cochet, que l’effondrement, le collapse qu’on pourrait dater en 2030 ou en 2070, ne se passera pas comme ça. On est déjà dans un processus d’effondrement, mais, comme pour l’Empire romain cela se prolonge indéfiniment en se transformant et se métamorphosant. Alors cela peut se métamorphoser dans des sens extrêmement divers, différents, voire opposé, cela dépend des rapports de force, je ne suis pas prophète. Je pense que tout ne va pas exploser du jour au lendemain, mais cela va se recomposer, d’où l’intérêt de faire tout un tas de petites expériences, comme les villes en transition par exemple.
Si la décroissance est la clé, cela implique une véritable révolution culturelle de grande ampleur. Comment opère-t-on cette révolution ?
Eh bien on ne l’opère pas, d’une certaine façon. La décroissance ce n’est pas simplement un objectif susceptible d’être fixé sous forme de stratégie, c’est un horizon de sens. On se donne donc un horizon de sens que l’on n’atteindra probablement jamais mais qui confère du sens à toutes sortes d’actions : les AMAP, les SEL, les villes en transition, les villes lentes, le mouvement des indignés, l’autarcie, la sortie de l’euro, etc. Ce qui est donc important, c’est de participer à la décolonisation de l’imaginaire. Aujourd’hui, on commence à voir et à penser les choses différemment, et donc à agir différemment pour que les choses évoluent différemment. La route est assez longue, et bien sûr toutes les mesures qui visent à lutter contre l’obsolescence programmée, qui visent à desserrer l’étau de la concurrence qui pousse les entreprises dans cette logique perverse du productivisme, toutes ces mesures sont positives. Aujourd’hui le peuple portugais est dans la rue, les Suisses viennent de voter contre les parachutes dorés. Tout cela fait partie des choses qui bougent. Les dirigeants sont obligés de réagir quand il y a une pression très forte. Rappelez-vous que c’est un gouvernement presque fasciste en Bolivie qui, au moment de la guerre de l’eau, a annulé les contrats de la privatisation de l’eau parce que le mouvement social était tellement fort que le gouvernement a dû reculer. Je crois à ce type de mobilisations.
Quelques mots sur la Grèce comme laboratoire de décroissance ?
Je suis allé Grèce juste avant que cela explose. Depuis j’ai lu des articles expliquant qu’il y avait des initiatives qui allaient dans le sens de la décroissance là-bas : repli sur les campagnes, auto-organisation etc. Mais il y a aussi énormément de gens qui se suicident… L’idée de laboratoire ne me plaît pas vraiment car nous ne sommes pas dans le domaine de la science expérimentale. Mais la Bolivie, l’Équateur à un certain titre, la Grèce, le Chaipas au Mexique, Totnes et les villes en transition, sont bien évidemment des pistes et des expériences à explorer et dont il faut faire son miel.
Comment réagissent les Africains aux vagues de déchets électroniques qui s’abattent sur leur continent ?
Du temps où je travaillais sur l’Afrique, il y avait une très grande récupération. La capacité à recycler était vraiment étonnante aussi du point de vue technologique. Dans le bidonville du Rail au centre de Dakar, des bricoleurs avaient réussi à fabriquer une station émettrice de radio à partir de tout ce qu’ils avaient trouvé dans les poubelles ! J’observe néanmoins que l’invasion du téléphone portable en Afrique est effrayante. Nous sommes tout à fait loin de la décolonisation de l’imaginaire et d’une conscience anticonsumériste. Mais la débrouille est bien là.
Propos recueillis par Hugo Carton
Mars 2013
One thought on “Face à l’obsolescence programmée, la décroissance émerge comme un horizon de sens”
Merci pour tes articles et tes bons conseils ! A bientot !